Une rencontre passionnante avec un artiste torturé qui nous raconte la vie du groupe et sa vision de la musique...
Quelle est la question qu’on t’a trop souvent posée ?
Colin H. Van Eeckhout : Au début, c’était "Pourrais-tu nous expliquer le nom du groupe ?" ou encore "Pourrais-tu présenter les membres du groupe ?"… Ce sont des questions fatigantes…
Je ne veux pas décevoir les gens qui nous aiment !
Amenra n’est pas un nouveau-venu sur la scène mais ressentez-vous toujours une pression au moment de sortir un nouvel album ?
Ce n’est pas vraiment une pression, je parlerais plutôt d’angoisse… J’ai peur de faire quelque chose que le public va détester : je ne veux pas décevoir les gens qui nous aiment !
Tu y penses au moment de composer ?
Non, on écrit pour nous et on espère que ce qui nous plaît va également plaire à notre public.
Vous ne vous posez aucune limite ?
Les seules limites sont les limites que nous nous posons. Nous ne voulons pas trop changer notre style : nous voulons rester dans le cadre de ce qu’est Amenra !
A ce propos, quel est le style d’Amenra ? Y-en-a-t-il vraiment un finalement ?
Non, la seule chose qui nous dirige avant tout c’est l’émotion ! Si le genre peut un peu changer, l’aspect émotionnel, sentimental reste le même !
On a parlé de style Amenra, penses-tu avoir créé une signature propre au groupe ?
Je pense que tu ne peux plus dire que nous sommes une copie de tel ou tel groupe…
Au début, on nous disait qu’on copiait Neurosis et Isis...
C’est quelque chose que tu vivais mal ?
Non, même si mon sentiment était mitigé. Je ne souhaitais pas être comparé mais tu ne peux pas renier que ces groupes nous ont inspirés.
Et aujourd’hui, entendez-vous toujours cette comparaison ?
Non et je suis assez content de cela. Ce n’était pas vraiment un objectif de notre part mais c’est cool d’être arrivé à nous être détaché de ces comparaisons.
Et selon toi, quelle est la patte d’Amenra qui vous a permis de ces comparaisons ?
Je pense que le lien est toujours présent dans les passages forts, oppressants mais on a un autre aspect émotionnel très triste qui donne une profondeur, une mélancolie que je ne trouve pas dans les autres groupes.
Sans compter les splits, les EP ou autres lives, "Mass VI" est votre nouvel album qui fait suite au précédent qui date d’il y a cinq ans. Est-ce que ce nouvel album a été plus compliqué à écrire que ces prédécesseurs ?
Oui, on a eu des difficultés à écrire cet album parce que c’est le sixième album et on ne veut pas changer…
Certes mais cela était vrai aussi pour le cinquième album ?
Moins !
On a moins de temps à consacrer au groupe alors que paradoxalement, il devient de plus en plus grand
Alors pourquoi ce sixième album a été plus compliqué à écrire, vous vouliez éviter de vous répéter ?
On ne cherche pas à changer, évoluer… Mais ta question est difficile : pourquoi cet album a été plus difficile à composer ? Probablement parce que nos vies personnelles sont plus "folles" : nous avons des familles, des boulots à plein temps… On a moins de temps à consacrer au groupe alors que paradoxalement, il devient de plus en plus grand. C’est difficile à gérer !
A l’époque, nous pouvions passer des heures et des heures à jammer. Aujourd’hui, nous nous accordons deux heures par semaine.
Mais ce qui nous a sauvé sur cet album, c’est que c’était le premier album sur lequel Levy notre bassiste (NdStruck : Levy Seynaeve) participait.
... le dernier membre arrivé en 2012…
Oui, il est arrivé après l’écriture de "Mass V"…
Il faut qu’il y ait des choses graves qui arrivent dans nos vies pour
avoir de la matière pour nourrir la noirceur de notre univers
… c’est lui le déclic en quelque sorte de "Mass VI"…
Il nous a ramené la flamme !
Mais je pense que le délai entre chaque album d’Amenra s’explique aussi par le fait qu’il faut qu’il y ait des choses graves qui arrivent dans nos vies pour avoir de la matière pour nourrir la noirceur de notre univers.
Justement l’univers d’Amenra est très sombre, cela signifie-t-il que vos vies doivent l’être aussi ?
Dans le cas d’Amenra, malheureusement oui ! Dans nos autres projets, cela va plus vite mais avec Amenra, on doit tous être dans une mentalité particulière, nous devons être bousculés par la vie pour nous apporter la matière à notre univers…
La tristesse nous donne la possibilité de composer les passages
mélancoliques et la frustration de ne pas pouvoir aider les gens que tu
aimes, l’envie de se battre ses ennemis intouchables sont la source des
passages lourds et oppressants.
Ressens-tu une colère ou une certaine forme de malaise pour composer ? En clair, est-ce qu’écrire est un acte cathartique ?
Oui ! Tu travailles en espérant trouver l’espoir, pour trouver la lumière… Pour moi, la composition commence toujours avec la tristesse, la douleur.
Personnellement, ma plus grande claque a été quand un de mes enfants a eu une tumeur cérébrale qui commençait à le rendre sourd. Il a dû être opéré… Et cela m’a énormément bouleversé parce que je n’avais aucun moyen de l’aider. Ces évènements me donnent l’élan pour commencer à composer.
La tristesse nous donne la possibilité de composer les passages mélancoliques et la frustration de ne pas pouvoir aider les gens que tu aimes, l’envie de se battre ses ennemis intouchables sont la source des passages lourds et oppressants.
Quand les journalistes vous demandent de parler de vos albums, vous avez l’habitude de dire que c’est un album d’Amenra ni plus, ni moins. Malgré tout, n’as-tu pas constaté une forme d’évolution après toutes ces années ?
J’ai l’impression que nos albums gagnent en profondeur. J’ai l’impression qu’on raconte de mieux en mieux nos histoires.
"Afterlife" qui a été sorti en 2009 fait l’objet d’une réédition cassette. Quel est ton avis sur ce revival de ce format ?
C’est un format que j’aime beaucoup : il est robuste (Sourire) et ça me rappelle ma jeunesse où je copiais les morceaux sur ma cassette… La cassette revêt un caractère chaleureux ! Et ça nous donne aussi l’occasion de travailler sur un nouveau format et c’est très intéressant !
Toujours à propos de "Afterlife", quel regard portes-tu sur cet album avec le recul ?
Je suis super content de cet album ! Il a une valeur particulière parce qu’il est dédié à nos enfants. Cet album est une sorte de testament qu’ils pourront encore écouter quand nous ne serons plus là.
En 18 ans de carrière, vous n’avez que très peu changé de line-up, le dernier date de 2012 avec l’arrivée de Levy justement. Dans ces conditions, peut-on dire qu’Amenra est une sorte de famille ?
On essaie, on veut être la famille pour chacun et je vois les autres membres comme des frères. Tout le monde a sa place : un est le grand frère à qui tu peux parler, il y a le petit frère qui fait le con (Rires)…
Et toi tu es lequel d’entre eux ?
Je ne sais pas. Je suis le frère sérieux (Sourire) !
Est-ce une famille démocratique ?
Bien sûr ! Dans le passé, on l’était encore plus parce que nous avions le temps de l’être. Aujourd’hui, c’est toujours une démocratie mais c’est surtout trois d’entre nous qui décident des choix de garder ou non telle ou telle idée lors de la composition…
Votre actualité comme on l’a dit est la sortie de "Mass VI". Pour cet album, vous avez encore travaillé avec Billy Anderson. Comment qualifierais-tu cette collaboration ? Quel est son apport ?
Billy n’est pas un producteur comme les autres. Il ne se mêle pas vraiment des morceaux et ne demande jamais de changer des choses : il travaille avec des gens qui savent ce qu’ils veulent. Sa magie est de pouvoir retranscrire dans un album l’énergie de groupes connus pour leur performance scénique.
C’est votre cas ?
Je pense que nous sommes avant tout un groupe de live. Nos concerts sont des expériences étouffantes qu’il est difficile de retranscrire dans un album mais je pense qu’on a plutôt bien réussi à avoir un son qui a les deux spectres.
Billy Anderson travaille avec énormément de groupes, ne crains-tu pas qu’il formate un peu votre son, votre identité ?
Il peut peut-être formater un son mais on est très opiniâtres. Nous savons ce que nous voulons, on a une opinion sur tout et nous ne ferons jamais ce que quelqu’un d’autre nous dit de faire si nous ne sommes pas d’accord.
Mais il pourrait probablement standardiser un son c’est la raison pour laquelle on a fait le mixage par un autre producteur. Billy est un producteur expérimenté de la vieille génération et nous avons également travaillé avec un producteur de la nouvelle génération Jack Shirley pour faire la version européenne.
Ça un coût de faire ça ?
Oui mais par le passé, nous faisions un album, nous faisions faire le mixage mais nous nous sommes toujours demandés si c’était le meilleur mixage.
Nous avons eu l’opportunité de faire deux mixages, nous en avons profité !
Tu as dit que cet album n’avait pas été conçu dans une optique de scène. Est-ce à dire que vous ne jouerez pas ces titres en concert ?
Ça dépend. Je ne sais pas si c’est possible ou non : il est presque impossible de jouer un titre avec du chant clair dans un festival où nous n’aurions que 30 minutes de jeu. Techniquement, c’est impossible d’être sûr que le son sera assez bon pour que je puisse tenter de chanter en chant clair avec tout le volume des guitares. C’est quelque chose qu’on va devoir travailler, essayer…
C’est impossible aujourd’hui mais d’ici un an, les dates vont s’enchaîner ; peut-être que ton avis va changer ?
C’est vrai !
C’est [...] la première fois que j’ose chanter clair sur un album officiel d’Amenra
Ce qui frappe l’auditeur à l’écoute de cet album c’est votre mélancolie inoxydable et la puissance du chant clair. Bien que ce ne soit pas quelque chose de nouveau chez Amenra, avez-vous malgré tout creusé ces aspects en particulier ?
C’est vrai et c’est aussi la première fois que j’ose chanter clair sur un album officiel d’Amenra. J’ai toujours travaillé avec la voix en intégrant des voix parlées, des chuchotements… mais le chant clair est difficile à intégrer techniquement dans la musique Amenra.
N’est-ce pas aussi une volonté de ne pas se mettre à nu : le chant hurlé étant une sorte d’armure ?
Non, je n’ai pas peur de baisser ma garde ! Et puis, on a tellement de volume que je ne serai jamais à nu sur scène, en revanche, en acoustique, c’est autre chose…
Dans cet album, il y a un titre en français ‘Plus près de toi’. De façon générale, comment se fait le choix de la langue utilisée sur un titre ?
Je travaille toujours sur les mêmes sujets, la même imagerie, les mêmes mots… Mon vocabulaire anglais est limité et je trouve qu’il est de plus en plus difficile de raconter la même histoire avec d’autres mots… J’écris donc en parallèle en flamand, en français… Et il y a toujours une langue dans laquelle le son d’un mot a plus d’effet, plus direct ou est plus poétique…
J’ai donc fait cet exercice de choix de langue qui est aussi une manière de rester plus près de nos racines…
"Mass VI" est composé de six titres mais deux d’entre eux sont assez surprenants de par leur durée très courte. Quel est le rôle de ces deux titres ?
Ce sont des points de repère. Les autres titres sont très vastes et on peut ressentir le besoin de revenir à la base.
Des titres comme ‘Children of the Eye’ ou ‘Daiken’ montrent à quel point vous passez maîtres dans l’ambivalence et le clair-obscur… Peut-on dire que c’est une sorte de signature Amenra ?
Ce n’est pas à moi de décider mais nous travaillons avec depuis près de 20 ans maintenant avec ces couleurs et c’est logique qu’on se les approprie un peu et qu’on commence à les gérer.
Tu as parlé de ces 20 ans, c’est l’année prochaine : prévoyez-vous de faire quelque chose de spécial ?
Ça dépendra. J’espère qu’on pourra faire quelque chose, je ne veux pas trop en parler pour ne pas nous porter la poisse mais oui, ça serait cool de pouvoir faire quelque chose de spécial.
Au premier contact, cet album semble plus accessible que ces prédécesseurs mais en creusant, on s’aperçoit que ce n’est pas le cas à l’écoute notamment de ce désespoir, de cette colère… Es-tu d’accord ?
C’est vrai ! Mais c’est vrai qu’après avoir enregistré un morceau clair, on s’est dit qu’on avait quelque chose de fou, qui nous procurait énormément d’effet : ça nous a étonné aussi (Sourire) !
"Mass VI" est un peu l’opposé de "Mass V"
D’un autre côté, comparé à "Mass V" par exemple qui sentait la mort, ce nouvel album a des moments de respiration, vous jouez plus sur les silences, les pauses… Etait-ce une volonté ?
Oui ! "Mass VI" est un peu l’opposé de "Mass V" qui était composé de quatre titres lourds qui formaient une grande vague. Il était important d’avoir des moments de calme pour repartir de plus belle.
Qu’attendez-vous de cet album ?
Je ne sais pas, j’espère qu’on va toucher un maximum de personnes et qu’il va aider quelques personnes…
Aider…
Des morceaux d’autres groupes m’ont aidé par le passé…
Je sais que certains de nos morceaux ont également aidé des personnes par le passé même si notre but était d’écrire notre histoire et de sortir ce qui était à l’intérieur de nous.
C’est fou tous les témoignages que nous avons reçu avec notamment des gens qui viennent te prendre dans leurs bras en pleurant : c’est un compliment étrange ! C’est d’autant plus étrange que notre but était de faire ça pour nous-mêmes et ça nous étonnait de constater que notre histoire pouvait résonner aussi fort dans d’autres personnes. C’est une espèce d’universalité : un jour ou l’autre, chacun d’entre nous va devoir se battre contre quelque chose… Les gens qui ont vécu ça comprennent ce que nous voulons raconter dans notre musique.
On a commencé par la question qu’on a trop souvent posée, au contraire, quelle est celle que tu souhaiterais que je te pose ?
(Rires) Je ne sais pas…
Ce que je te propose, c’est qu’on ressort pour la sortie de "Mass VII" et on commencera par cette question…
D’accord, rendez-vous dans six ans (Rires) !
Merci beaucoup
Merci à vous pour le temps que vous nous avez accordé…
Merci à Childeric Thor pour sa contribution...