Inutile de vous dire que lorsqu'il nous a été proposé d'interviewer Lord John Petrucci, nous avons sauté au plafond ! Et cela tombe bien car le dieu du metal progressif revient avec deuxième album solo, "Terminal Velocity", 15 ans après le dernier album en date. Entièrement instrumental, l'album met la guitare au cœur des débats, à travers des représentations très diverses et des styles parfois antagonistes mais pourtant bien croisés. Si vous êtes habitués aux interviews de la maison, vous trouverez celle-ci peut-être un peu plus courte que les autres. Il faut que dire notre ami était en plein marathon interviews ce jour-là et n'a pu nous accorder plus de 20 minutes d'entretien. A titre tout à fait personnel, je tiens tout de même à souligner la gentillesse et la simplicité qui se sont dégagées du personnage, que l'on aurait pu penser quelque peu hautain ou distant de par sa stature, mais John Petrucci est bien à l'opposé de ces qualificatifs. Un très bel échange avec un musicien hors pair et un homme très amical.
Bonjour John ! Merci beaucoup d’avoir accepté cette interview !
John Petrucci : Avec plaisir ! Comment ça va ?
Très bien et toi ?
John : Ça va, nous avons eu une tempête à New York. Le courant a sauté, mais aujourd’hui il fait beau ! Tout est rentré dans l’ordre !
Ton toit a tenu le coup ? (Rires)
John : Le toit est nickel, nous aussi, tout est bon !
Cool ! Pour commencer, je voudrais te remercier d’avoir accepté cette interview John, je suis très honoré. J’imagine que tout le monde te le dit, mais tu es une figure pour moi, une légende ! Donc je suis très touché de passer un moment avec toi !
John : Merci !
En tant que musicien, je n’ai jamais eu envie d’avoir une carrière solo

15 ans se sont passés depuis la sortie de ton premier album solo, "Suspended Animation". Est-ce que tu n’en as plus sorti depuis par manque de temps ? Ou alors l’envie t’a pris de refaire un disque en solo récemment avec des chansons plus personnelles ?
John : Eh bien… En tant que musicien, je n’ai jamais eu envie d’avoir une carrière solo. Jouer en groupe a toujours été mon objectif. Dream Theater a toujours été ma préoccupation principale. Même quand j’ai sorti «"Suspended Animation", c’était pour avoir des morceaux à jouer en tournée avec G3 (groupe de rock live emmené par Joe Satriani où d’excellents guitaristes ont joué, ndlr). Donc je me suis dit : « pourquoi ne pas mettre ces chansons sur un album ? ». Mais je n’avais pas de volonté réelle de sortir de deuxième album en solo. Mais les gens ont beaucoup aimé "Suspended Animation", et ils n’ont eu de cesse de me demander pendant 15 ans quand est-ce qu’il y aurait une suite à cet album ! Et bien la voilà ! En réalité, je n’avais pas vraiment le temps de m’y mettre. Je suis très occupé avec Dream Theater entre les enregistrements, la production, les tournées… Mais je me suis dit que j’avais beaucoup de chansons, beaucoup d’idées, et c’était le bon moment pour sortir cet album. Maintenant, les gens ont arrêté de me dire de sortir la suite !
Et l’album est très bon en plus de ça !
John : Ah merci, merci !
Tu es l’un des composeurs principaux de Dream Theater. Quelle est la différence entre écrire un morceau perso exclusivement instrumental et écrire un morceau « standard » avec du chant pour Dream Theater ?
John : Quand j’écris pour moi, il n’y a personne d’autre dans la pièce pour rebondir sur mes idées. Je ne passe pas mon temps à voir et revoir des idées avec Jordan (Rudess, le claviériste, ndlr) et John (Myung, le bassiste, ndlr). Disons que j’amène la chanson où je trouve qu’elle doit aller. Quand je composais, la seule personne présente à mes côtés était mon ingénieur du son. Il me donnait son opinion, mais c’est moi qui prenais les décisions. La grande différence est que les guitares prennent toute la place sur mes chansons en solo. Il n’y a pas de chant, pas de clavier. Je joue toutes les rythmiques, toutes les mélodies, tous les solos. Les chansons sont écrites dans cette perspective. Avec Dream Theater, l’approche est plus collective. Chacun a son propre rôle. Il y a du chant et des paroles, donc c’est plus conceptuel aussi. Ma musique, c’est moi avec une guitare, en train de m’éclater en gros ! (Rires).
Pour moi, la musique sert à être partagée

Sur cet album, il y a vraiment un aspect technique et un aspect mélodique, comme sur le dernier album de Dream Theater, "Distance Over Time". Est-ce que tu penses que tu as trouvé le bon équilibre entre ces deux ingrédients ?
John : Je pense, oui ! J’ai toujours essayé de faire ça. Sur "Suspended Animation" c’était déjà le cas, trouver le juste milieu entre la technique et la mélodie, comme sur ‘Glasgow Kiss’ ou ‘Jaws Of Life’ où la mélodie est super importante. Mais ça reste des morceaux instrumentaux qui donnent de la place à l’improvisation, aux solos, au shred. Le plus important c’est effectivement de trouver le bon dosage. Tu n’as pas envie que ce soit ennuyant. Tu as envie que les gens maintiennent leur intérêt, tu as envie que les chansons progressent. Pour moi, la musique sert à être partagée. C’est comme le vin, tu as envie de le boire avec les gens. Moi, j’ai envie que les gens aient envie d’écouter ma musique. Je veux que les gens aient hâte de découvrir notre musique quand un nouvel album s’apprête à sortir.
Et si tu as quelques souvenirs de tes cours de maths, tu dois te souvenir que la vitesse est égale à la distance sur le temps. Est-ce que le titre de ton album «"Terminal Velocity" est un clin d’œil à l’album "Distance Over Time" de Dream Theater (« Distance Over Time » signifiant « la distance sur le temps », et la vitesse se disant « velocity », ndlr) ?
John : Alors c’est intéressant car quand j’enregistrais les guitares pour "Distance Over Time", on a trouvé une formule pour déterminer le son de ma guitare. C’était vraiment bête. Et en cherchant à déterminer cette formule, on en est venu à d/t (distance sur le temps, ndlr), et le titre originel de "Distance Over Time" est alors devenu "Velocity". Mais ça ne sonnait pas assez Dream Theater pour moi ! Je trouvais que "Distance Over Time" était mieux. "Terminal Velocity" en revanche est un terme qui m’est vraiment resté en tête. Donc quand j’ai cherché un nom pour mon album solo, ça m’est venu spontanément. Si tu veux appeler ça un « clin d’œil », tu peux le dire en effet. Pour moi, c’était plus un nom d’album que je trouvais vraiment bon.
Sur cet album, il y a un morceau de blues qui s’appelle ‘Out Of The Blue’, qui est relativement inhabituel pour ton style. Habituellement, dans le metal progressif, tous les solos sont écrits, mais dans le blues ou le jazz, l’improvisation est légion. Est-ce que tu as écrit tout cet album note à note, ou as-tu laissé de la place à l’improvisation ?
John : Il y a beaucoup d’improvisation sur l’album ! Et c’est intéressant que tu parles de ce morceau, ‘Out Of The Blue’, car la majorité a été enregistré de manière improvisée. Je pense que c’est important dans ce contexte. Quand tu écoutes mes solos, si tu entends quelque chose de très technique, c’est quelque chose que j’ai écrit et que j’ai pratiqué. Quand tu entends un solo plus brut, plus rock, tu le repères, ça c’est improvisé. Donc c’est un mélange des deux !
Je pense que la plupart des groupes ont une certaine identité qui leur est propre

Et il y a d’autres morceaux assez inattendus comme ‘Snake In My Boot’, qui ressemble à un mélange entre Queen et Extreme, ou aussi ‘Happy Song’, qui comme son nom l’indique est très joyeux ! Peut-être que vous ou que votre label ne vous aurait pas autorisé à sortir des morceaux comme ça sur un album de Dream Theater et que c’est pour ça que tu as voulu sortir un album solo, pour être complètement libre de jouer ce que tu voulais ?
John : Même si tu essayes de faire en sorte que chaque album soit unique, je pense que la plupart des groupes ont une certaine identité qui leur est propre et qu’ils essayent de mettre en avant. La musique de Dream Theater d’une certaine manière est plus sérieuse que ces titres-là, plus cinématique. Une chanson comme ‘Happy Song’ ne fonctionnerait pas dans le répertoire de Dream Theater. Je ne suis pas sûr que les fans de Dream Theater accueilleraient ce morceau à bras ouverts ! Ce n’est pas un style que l’on pratique.
Mais ça pourrait être votre ‘Permanating’. Certains ont haït ce morceau de Steven Wilson car c’était très pop et coloré, d’autres l’ont adoré car c’était nouveau et osé !
John : Oui ! Parfois, ça marche. Dream Theater l’a déjà fait, dans un autre style. ‘Viper King’ sur "Distance Over Time" est un peu dans cette veine-là. Mais dans cet album solo, j’aime jouer de tous les styles ! Du jazz gypsy, de la pop rythmée, du metal… Je pense qu’avec un album instrumental basé sur la guitare, il y a plus de libertés. Les gens n’y prennent pas attention, tu peux faire ce que tu veux ! (Rires).
Et Jordan Rudess a sorti un album dans le genre l’an dernier, "Wired For Madness", et c’était un super album avec un éventail de styles très larges.
John : Oui ! Je trouve que c’est fun. Des albums solos comme ça, ce sont de très bonnes opportunités pour montrer aux gens l’ampleur des styles auxquels tu touches. Mais il y a des morceaux sur cet album qui pourraient aussi être des morceaux de Dream Theater, comme ‘Temple Of Circadia’. Mais une chanson pop/punk comme ‘Happy Song’, non. Même ‘Snake In My Boot’, ça ne marcherait pas dans le répertoire de Dream Theater. L’important c’est de trouver le bon équilibre, j’aime avoir de la variété sur un album.
Et bien sûr, j’imagine que tout le monde te demande ça, mais cet album marque aussi le retour de Mike Portnoy à tes côtés (ancien batteur emblématique de Dream Theater, ndlr). Qu’est-ce que cela t’a fait de jouer à ses côtés ? Est-ce que vous avez retrouvé votre alchimie, vos automatismes ?
John : C’était top ! Déjà, je suis très heureux que Mike ait joué sur cet album. Il a fait un super travail, surtout qu’il y a beaucoup de styles très différents sur cet album. Du blues, du shuffle, du rock, du metal avec de la double pédale, il sait tout faire ! Tout le monde le sait, c’est un batteur incroyable. On a passé 6 jours en studio ensemble. On a enregistré ses parties. J’avais écrit tout l’album et j’avais fait des démos, donc on n’a pas vraiment répété les morceaux ensemble. Il a joué la batterie par-dessus mes pistes de guitares enregistrées. C’étaient de super retrouvailles. Je suis très content qu’il ait accepté de jouer. Il a fait du super travail et il avait bien bossé chez lui. Son jeu est plein d’entrain. Si tu écoutes des morceaux comme ‘Happy Song’ ou même ‘Terminal Velocity’, tu ressens cette énergie positive qui émane du morceau. Je pense qu’il amène cette vivacité à travers sa manière de jouer.

Tu as enregistré une vingtaine d’albums studio. Tout au long de ta carrière, est-ce que tu as changé ton approche de la guitare au fil du temps ?
John : Eh bien… Pas vraiment en termes d’enregistrement. J’ai toujours essayé d’avoir le meilleur son à la source. J’ai une guitare signature Majesty, et j’ai la chance d’avoir un ampli Mesa Boogie signature. J’ai toujours été fan de ce son de guitare. La différence vient du matériel signature que j’ai développé au fil des années. J’ai joué toute ma vie sur un Mesa Boogie et j’ai toujours aimé joué sur un son qui soit à la fois le plus pur et le plus brut possible. Je fais ça depuis le début.
Tu es une référence absolue pour de nombreux guitaristes et de nombreux musiciens en général. Pour finir, si tu devais donner un conseil à un groupe qui se lancerait dans l’industrie de la musique, quel serait-il ?
John : Il y a énormément de bons musiciens et énormément de bons musiciens ! Je pense qu’avec les réseaux sociaux, YouTube, Instagram et tout ça, on est tous inondés d’informations. Donc l’enjeu c’est de se démarquer de la masse. Donc mon conseil serait d’essayer d’être unique. Je sais que c’est très tentant pour un jeune musicien d’imiter tel ou tel autre musicien connu. Je pense que c’est un bon moyen d’apprendre, mais il faut trouver sa propre voie et s’élever de tout ça pour avoir du succès. Si tu regardes les plus grands guitaristes comme Joe Satriani ou Steve Vai, ce sont des musiciens qui ont un côté unique. Il faut essayer d’amener des choses que l’on n’a jamais entendues auparavant, je pense que c’est ça qui est important. Il faut vraiment trouver sa propre voie.
Un grand merci à toi John, merci pour ton temps et merci d’avoir accepté l’interview encore une fois !
John : C’était cool de te parler, merci pour ton soutien ça fait plaisir ! A bientôt !
Un grand merci à Nuno et à Newf pour leurs questions pertinentes et leur aide au cours de la préparation de cette interview !