Music Waves est allé à la rencontre d'un groupe de rock progressif français, Obsolem qui a choisi d'illustrer en l'inversant l'expression “tomber de Charybde en Scylla”, issue de la mythologie grecque. Du côté de Palerme, Charybde et Scylla étaient deux monstres gourmands vivant dans des gouffres, et qui avaient une fâcheuse tendance à mâcher les navires et leurs équipages. Pourquoi ce mythe a inspiré cet album, vous en saurez plus en lisant notre interview exclusive de Charybde (Leia) et Scylla (Greg)
Comment êtes-vous tombés dans la potion magique prog ?
Leia : Mon premier amour “prog”, c’est probablement "Dark Side of The Moon" de
Pink Floyd… Après je me suis mise à écouter du metal et j’ai découvert
Tool, Soen, Jinjer… Mais j’avoue ne pas être une pure fan de prog classique. Par exemple,
Van Der Graaf Generator je n’accroche pas trop… On va me détester dès le début mais le flûtiste unijambiste, là, ça me laisse perplexe... (rires)
Greg : Pour ma part, ça commence dans les 80’s, en découvrant par hasard une antique cassette audio de l’album "Meddle" dans le tiroir d’une vieille commode. Je suis devenu un fan inconditionnel de
Pink Floyd aussitôt et très vite, le besoin de jouer de la guitare est devenu obsessionnel. Je n’écoute pas que du prog, loin s’en faut, mais c’est un style que j’affectionne particulièrement car il n’hésite pas à sortir des sentiers battus et à s'affranchir des codes. Faire une chanson de 25 minutes qui part dans tous les sens ? Coller un solo de hautbois sur une rythmique metal ? Même pas peur !!! (rires)
Quelle est la part du mythe et de l'expression qui en découle ''Tomber de Charybde en Scylla'' pour créer votre concept sur le rapport entre technologie et temps ?
Étant enfant, j’étais fasciné par les mythologies gréco-romaines. L’art d’expliquer aux Hommes, par de belles histoires de dieux, de monstres et de héros, des choses qu’ils ne pouvaient comprendre, et par la même occasion, les asservir en les faisant flipper. Heureusement, les temps ont changé... ou pas ! (sourire). La narration de l’album s’articule autour d’un personnage synthétique qui s’éveille pour découvrir un monde qui se déshumanise inexorablement. L’expression “Tomber de Charybde en Scylla” semble illustrer ce que l’on vit depuis maintenant plusieurs années...
D'où vous est venue l'inspiration pour ce concept ?
Greg : Tout est parti d’un cauchemar que j’ai fait. Le genre de scénario pourri où chaque situation empire quelle que soit la décision que tu prends. Après, il a suffi d’ouvrir un peu les yeux et de constater que parfois, la réalité dépassait la fiction.
Est-ce que la compréhension du concept est nécessaire à l'écoute de l'album ?
Greg : Non, absolument pas, mais cela permet d’apprécier les détails. Nous avons essayé d’apporter un autre niveau de lecture, moins immédiat.
Greg Françoise est un peu la tête pensante derrière ce projet, peux-tu nous retracer ton parcours et la raison pour laquelle cet album qui devait n'être qu'un projet personnel est devenu un travail de groupe ?
Greg : Pour ma part, cela fait maintenant une trentaine d’années que je vis une relation passionnelle avec la musique. J’ai étudié pas mal de styles différents (metal, jazz, funk, blues, classique, etc…) et depuis une bonne quinzaine d’années, je travaille à améliorer mes compétences en arrangements, en MAO et en production. Effectivement, initialement cet album était un délire mégalo solitaire, à base de programmations et de samples, mais au cours d’un diner avec mon ami Franck (le batteur), à l‘écoute des maquettes, celui-ci me dit: “ça ne te dirait pas de mettre de la vraie batterie et des vrais instruments ? Ça en vaudrait la peine !”. J’ai donc suivi son précieux conseil et ai contacté des amis musiciens qui ont été enthousiasmés par le projet. Tous ont eu carte blanche pour s'approprier et jouer leurs parties. Le résultat a largement dépassé mes espérances !
Comment avez-vous conçu la pochette et comment se rattache-t-elle au projet ?
Greg : Les thèmes de l’album sont assez manichéens. Le bien, le mal, l’homme, la machine, le réel, l’imaginaire, etc… Il semblait donc pertinent d’utiliser une image et son prétendu reflet pour illustrer ces dichotomies. La position de l’homme face à tout ça, ainsi que le thème de l’eau qui constitue le fil rouge qui lie les titres entre eux, ce sont des éléments présents sur la pochette.
L'album débute par 'Entre Scylla' et se termine par 'Charybde', même si l'inversion permet de surprendre et dévoile la réciprocité de l'expression, cette organisation en sandwich de l'album était-elle nécessaire ?
Greg : C’est bien vu, mais même si l’album se décline en effet comme un cycle dans sa structure, cette inversion est fortuite. En effet, autant on dit “tomber de Charybde en Scylla” chez nous, autant les noms sont inversés dans l’expression en anglais. Il n’y a pas de sens caché ici, désolé (rires) !
Il y a un autre mythe que vous avez exploité, le chant des Sirènes avec la voix suave et douce de Leia Loo. N'aviez-vous pas peur d'exposer l'auditeur à de telles menaces enchanteresses ?
Leia : (rires) Bien vu ! Sans aucune modestie j’adore envoûter, c’est mon dada (rires) !
Greg : Oui, il a fallu nous attacher à nos sièges pour ne pas succomber ! (rires)
Comment s'effectue le travail des voix ? Est-ce que c'est instinctif ou Greg Françoise vous donne des indications ?
Leia : Greg m’a donné carte blanche ! J’ai simplement suivi le concept de l’album et ce qui m'inspirait. J’ai brodé comme ça, selon mes idées, j’ai fait plusieurs essais et Greg a choisi ce qui convenait le mieux.
Greg : J’avais en effet une idée précise des thèmes et des métaphores à aborder. Leia a su les cerner et son talent a fait le reste (sourire)
Nous sommes poussés d'emblée dans les gouffres de Scylla avec une introduction abyssale un peu inquiétante toutefois contrebalancée par quelques éclairs de guitare et des claviers marillionesques. La progression est ensuite rompue par les notes cristallines de guitare, était-ce une façon de dire que la piste 1 ne pouvait être qu'une introduction ?
Greg : C’est pas faux. Le premier titre est l’introduction directe au second. Néanmoins, de par sa structure en miroir par rapport à la conclusion de l’album, ne peut-on pas parler de réintroduction ? (sourire)
'Cherry Blossom' est le véritable départ de l'album, qui permet de goûter les différentes composantes d'Obsolem, batterie tribale, chant suave et envoûtant, guitare généreuse et pas seulement sur soli, changements de climat en douceur et parfois de façon inattendue. Cette piste agit-elle comme un sommaire des festivités qui nous attendent ?
Greg : Cherry Blossom est certainement le titre qui a demandé le plus de travail car il s’y passe vraiment beaucoup de choses. Même s’il n’a pas été pensé comme une introduction à proprement parler, ce titre est effectivement un bon apéritif pour la suite.
Leia : C’est le titre qui m’a aussi demandé le plus de travail, au niveau du texte et de l’émotion que je voulais faire passer… C’est également mon morceau préféré… et ce solo de guitare... Miam ! (rires)
'Enter The Maze', c'est votre entrée dans la machine, l'esprit est un peu plus technologique avec ce motif oppressant de clavier et les relents de guitare metal, toutefois la voix suave et les harmonies de guitare nous empêchent de sombrer dans une mer lugubre, cet équilibre est-il voulu ?
Greg : Oui, tout à fait. L’album propose à l’auditeur de faire le funambule, de le faire jouer au bord d’un précipice. D’une manière un peu plus générale, on a souhaité que l’ensemble soit homogène. Plus d’une dizaine de titres ont d’ailleurs été écartés du
tracklist final.
Leia : Oui, l’idée n’est pas d'entrer dans un labyrinthe semé d'embûches, seul et sans armes. J’aime apporter une lueur d’espoir et de positif… un peu comme Luke retrouvant Yoda sur Dagoba ! (rires)
L’album propose à l’auditeur de faire le funambule, de le faire jouer au bord d’un précipice.
Il y a un long crescendo en douceur, la montée des eaux se fait imminente à la fin du morceau sous l'action des guitares mais finalement il n'y a pas d'explosion sonore, pourquoi ?
Greg : Il faut savoir ménager ses effets ! (rires) En général, j’aime être surpris quand je découvre un titre, quand celui-ci m’emmène là où je ne m’y attends pas. J’ai du mal à me contenter de structures couplet/refrain/pont/fin. Non pas par snobisme mais par besoin de surprise. Quant aux titres qui font tourner le même plan pendant 5mn, ça a le don de me scier les nerfs rapidement !! (rires)
Quel est le rôle des courts instrumentaux, ils servent à nous faire retrouver le chemin de la surface après des remous sous-marins et proposent des rampes de lancement pour les morceaux suivants mais d'une autre façon, n'alourdissent-ils pas l'ensemble ?
Greg : L’intermède “Skys” sert effectivement à relâcher un peu de pression entre deux titres assez sombres, mais il sert aussi, en filigrane, à synthétiser le thème de l’eau qui, comme le temps, s’écoule inexorablement. Tout au long de l’album, on retrouve, en guise de fil d’Ariane, de la guitare avec du delay. Au delà du fait que ce soit un effet que j’apprécie particulièrement, c’est typiquement un héritage floydien que j’assume entièrement (sourire)
'Narcisse' débute par les mots célèbres de la reine de Blanche Neige à son miroir dans une atmosphère asphyxiante. Comme si toute beauté était empoisonnée de l'intérieur. Le solo de guitare nous invite à penser que le miroir a également implosé. Paradoxalement, le morceau apparaît un peu en pilotage automatique, comme si tout semblait rouler sur des rails (ou alors peut-être plus frontal), quelle est la part de l'inconscient et de l'instinct dans vos compositions et y-a-t-il d'une manière générale une peur d'être trop complexe pour l'auditeur ?
Greg : Question très intéressante ! (sourire) Les paroles de Narcisse sont basées sur une métaphore : l’obsession de son reflet par le biais de son portable et des réseaux sociaux. Je ne saurais dire s’il y a une part inconsciente ou instinctive, mais il y a probablement un aspect cathartique dans les thèmes et les ambiances abordés, probablement en rapport avec nos propres phobies et angoisses... Quant à la peur de la complexité, c’est marrant que tu abordes le sujet car nous avons eu cette remarque dans une chronique d'un magazine allemand. L’auteur disait qu’il fallait presque avoir un doctorat en philosophie pour comprendre l’album ! (rires) Pourtant nous avons délibérément fait en sorte que ce soit écoutable par le commun des mortels ! Les compositions à tiroir, à l’instar de celles de
Rush,
ELP, ou encore
Dream Theater, sont encore difficilement digestes pour les non-initiés. La famille et les proches, pas forcément adeptes de rock et encore moins de prog, ont pu trouver l’album plutôt agréable à écouter, ce qui est déjà pas mal ! (rires) Néanmoins, nous avons fait en sorte que des oreilles plus affutées puissent aussi se dire “c’est quand même pas mal foutu” ou encore “Saperlipopette ! Un solo de guitare en mineur harmonique sur une mesure en 7/4, c’est bath !” (rires) De même, nous avons opté pour un mixage et un mastering en marge de la mode actuelle où tout est à fond et sur-compressé. Ça a beau être un premier album, rien n’a été fait au hasard (sourire)
“Saperlipopette ! Un solo de guitare en mineur harmonique sur une mesure en 7/4, c’est bath !”
D'où proviennent les extraits sonores de 'Vertigo' ?
Greg : Ce titre est clairement une transition tragique, le moment où l'auditeur bascule dans le gouffre. Après une intro toute en douceur, on découvre, avec angoisse, en zappant les infos à la télé, que le “monde s’écroule”. Le ton se durcit et se dramatise d’un seul coup. Je me suis inspiré des journaux télévisés lors des attentats de 2015. Comme beaucoup, j’ai été profondément choqué et je voulais, en guise d’hommage, y faire référence à ce moment-charnière de l’album. Aussi, j’ai appelé en renfort des membres de ma famille qui sont polyglottes et qui ont pu incarner les journalistes apparaissant sur ce titre si particulier.
Vous auriez pu terminer l'album en douceur mais les trois dernières pistes nous prouvent que vous n'aviez pas grillé toutes vos munitions... Tout d'abord, la très électronique et metallique 'The Curse' rompt quelque peu avec l'esprit précédent. Est-ce pour nous annoncer l'arrivée imminente dans la bouche de Charybde, notamment à grands coups de riff métalliques chaloupés ?
Greg : Oui, absolument. On tombe littéralement dans le chaos. On a même utilisé un petit auto-tune mal réglé pour illustrer la déshumanisation ! Comme quoi, ça ne sert pas qu’à cacher la misère… (sourire)
Après une intro orientalo-australienne (au tout début, on pourrait être victime d'hallucinations auditives avec un didjeridoo 'Diabolus Ex Machina' a eu l'ingénieuse idée de faire appel à la voix hargneuse du cyborg Kris 101 (proche du rap / hip hop) les deux voix réussissent à se marier à merveille, d'où vous est venue cette idée qui aurait pu être maladroite ?
Greg : On avait essayé plusieurs trucs sur les maquettes mais cette bonne idée vient de Kris. Poser une voix sur ce type de riff relevait du défi. Il a fait un travail vraiment remarquable. Ajouter la voix de Leia pouvait paraître un peu hors de propos mais au final, ça s’est avéré plutôt pertinent. Je leur ai fait confiance et le résultat a vraiment tiré l’ensemble vers le haut.
La dernière piste est finalement l'envol tant attendu, où les digues sont rompues et le langage des vagues s'expriment sur ce voyage au long cours de 10 minutes. On sent votre amour pour le rock progressif des années 70, Mike Oldfield en tête avec un concentré de Pink Floyd ou de Camel. Etait-ce une façon de conclure l'album avec de gros moyens ? Mais d'un autre côté pourquoi avoir attendu la dernière piste pour faire un peu plus parler la poudre ?
Greg : Ce morceau a été composé directement à la suite du cauchemar auquel je faisais allusion un peu plus tôt. Il synthétise les thèmes abordés tout au long de l’album, il s’est donc naturellement imposé comme sa conclusion. Il fallait que ça se termine en feu d’artifice ! (sourire)
Pourquoi à l'exception de la voix de Blondin dans "Le Bon, La Brute et Le Truand" ce morceau est-il instrumental ?
Greg : C’est la bande-son d’un cauchemar donc ajouter du chant n’était pas forcément pertinent. L’ajout de ce célèbre passage, non content de coller aux thèmes abordés, était aussi le moyen de rendre un hommage de dernière minute à
Ennio Morricone, disparu un peu plus tôt.
Le solo de guitare est très chaleureux et très réconfortant comme pour nous prouver que si le voyage a atteint son terminus, on ne peut être qu'encouragé à une nouvelle écoute. Est-ce pour cette raison que le morceau s'achève comme commence et se termine la première piste ?
Greg : Tout à fait. Terminer l’album de cette manière incite à l’écouter aussitôt de nouveau (sourire). L’ensemble de l’album est sombre et nihiliste, aussi nous avons opté pour une sortie plus lumineuse, histoire de dire que tout n’était pas forcément perdu...
Quelle est la part d'inspiration de media comme le cinéma et les jeux vidéo dans votre musique ?
Leia : Une grande part dans le cinéma et la littérature effectivement ! Je n’ai pas eu de mal à bien visualiser cette idée d’IA naissante et découvrant le monde, inspirée par les robots de
Philip K. Dick et la science d’
Isaac Asimov. Je visualise mes personnages mythiques dans des scènes à la
Terry Gilliam… Un mélange à la fois dérangeant, doux et fascinant.
Greg : Effectivement, le cinéma et la littérature sont une grande source d’inspiration. C’est marrant que tu mentionnes les jeux vidéo car ce n’était pas spécialement implicite. Toutefois, c’est très bien vu dans la mesure où plusieurs “easter eggs” sont cachés tout au long de l’album. Les clins d'œil et références vont de
Pink Floyd et
Steven Wilson, pour les plus évidents, à
Deep Purple,
Led Zeppelin,
Depeche Mode,
Joe Satriani,
Miles Davis ou encore...
Sepultura (rires)
Pourquoi avoir invité l'artiste Red Dito sur la chanson 'And Charybdis' ?
Greg : Pour la simple et bonne raison que c’est un ami de très longue date (sourire). C’est un artiste avec qui je collabore assez régulièrement et dont j’apprécie le travail et le talent. Accessoirement, c’est aussi le seul que je connaisse qui possède ces vieux synthés analogiques qui sonnent la mort ! (rires)
Prog en France, ces deux termes ne sont pas incompatibles, mais est-ce pour cela que vos influences se situant hors Hexagone, votre choix s'est fait dans la langue de Shakespeare ?
Leia : La langue française est plus difficile à manier… à côté de poètes et d’écrivains de renom, on tombe vite dans la caricature et dans la maladresse. Mais c’est un challenge que je compte bien relever !
Greg : J’ai beau être un fervent défenseur de la langue française, utiliser l’anglais a été un choix logique car nos influences sont principalement anglo-saxonnes. C’était aussi une condition sine qua non pour pouvoir exporter l’album. Nous avons d’ailleurs d’excellents retours des média britanniques. Et comme le souligne Leia, chanter en français, ça peut vite sombrer dans le ridicule et nous pourrions nous entendre dire “c’est nul, hors de ma vue !!”. N’est pas Bashung qui veut ! (rires)
Avez-vous prévu un nouveau périlleux voyage pour la suite, pourquoi pas dans les entrailles des Enfers ?
Leia : Oui Oui Oui ! (rires) On s’est mis d’accord pour lâcher un peu la bride et maintenant j’ai le feu vert pour gueuler un peu plus fort (rires) !
Greg : (rires) Oui, nous avons déjà commencé à composer la suite. Et comme nous avons filé un gros nonoss à Cerbère, le ton va se durcir et les titres seront un poil plus immédiats (sourire)
Un dernier mot pour les lecteurs de Music Waves ?
Leia : Les métaphores et les résonances de cet album vont sans doute exacerber vos sens, jouissez donc, sans retenue aucune, merci (sourire).
Greg : Bien que certaines personnes essayent de nous persuader du contraire, la musique, et l’Art en général, sont absolument essentiels. Continuons donc à soutenir les artistes, les créateurs et les professionnels du spectacle, car sans eux, la vie serait bien triste et absconse. Vivement le retour des jours meilleurs et des concerts en live ! Prenez bien soin de vous et continuez d’écouter de la bonne musique !! (sourire)