"Therapy" est le premier album de l'entité Euphrates Ride, enregistré par son auteur David Mauro (ou plus connu sous le nom de Rigil Kent) à la suite d'évènements assez durs que nous vous invitons à découvrir dès notre première question.
David Mauro ou Rigil Kent, tu as a connu une période de dépression sévère qui a directement donné naissance à ce groupe ainsi qu'au nom de l'album "Therapy" ? Tout d'abord, heureux que tu aies pu trouver cette porte de sortie de la dépression. Pour nos lecteurs, peux-tu revenir sur cette période très délicate de ta vie ? Comment on s'en sort ? Comment la musique peut-elle devenir une thérapie, une solution qui nous permettrait de mieux nous appréhender ?
Suite à mon éviction de mon ancien groupe, j'ai décidé de construire un projet solo qui me correspondait davantage et dans lequel je pouvais pleinement exprimer ce que j'avais envie d'exprimer...A la base, je devais faire un tout autre album, beaucoup plus narratif. Lorsque cet épisode dépressif sévère m'est tombé dessus, j'ai décidé de changer mon fusil d'épaule et de faire un album-thérapie pour tenter de comprendre et de juguler la maladie. Depuis l'enfance, j'ai une certaine fragilité mentale, due à une hypersensibilité et un profil HP qui me met sans cesse en décalage... Ensuite divers évènements m'ont fait plonger dans une spirale assez dangereuse pour moi et c'est à ce moment que l'hospitalisation s'est imposée. Honnêtement, je ne suis pas sûr de m'en être totalement tiré, je souffre d'une forme de dépression assez tenace et difficile à guérir. Je suis toujours sous traitement et je vais toujours à la clinique pour suivre les ateliers de l'hôpital de jour et consulter ma psychiatre. Les maladies mentales peuvent se contrôler et être éventuellement en « sommeil », pour les guérir c'est une autre histoire... Je pense que l'art en général peut être une excellente thérapie parce que l'art permet de s'exprimer sur ses difficultés, l'art permet aussi de sublimer les choses, d'exprimer les choses de la vie par la beauté. Dans mon cas, je m'exprime surtout par la musique et l'écriture, c'est un moyen d'inventer une autre façon de voir le monde, d'avoir, pour une fois, le bon décalage.
Dans mon cas, je m'exprime surtout par la musique et l'écriture, c'est
un moyen d'inventer une autre façon de voir le monde, d'avoir, pour une
fois, le bon décalage.
As-tu écouté beaucoup de musique lors de ton séjour à l'hôpital ?
Il se trouve que lors de mon séjour, mon très cher ami Lewis Féraud travaillait sur son premier album solo et il était à l'époque psychologue à la clinique, ce qui fait qu'il m'a fait l'honneur de me faire écouter ses morceaux en exclu ! Nos échanges, durant cette période m'ont beaucoup aidé... Mes amis de NYC, l'un de mes groupes favoris, les
Dirt Bikes, m'ont aussi fait l'honneur de me dédicacer ma chanson préférée : 'Take It To My Grave', lors d'un live sur Youtube, alors que j'étais dans ma chambre d'hôpital (d'ailleurs je vous les recommande, ils sont géniaux ! Ainsi que le projet de mon ami, simplement intitulé Lewis). Sinon, j'écoutais ce que j'adore :
Pink Floyd, les Beatles, Radiohead, Temples, etc...Mais plus qu'écouter de la musique, j'en faisais ! J'étais en plein processus de composition pour mon premier album solo "Therapy".
Penses-tu aujourd'hui avoir dépassé l'optique de cette ultime phrase prononcée par Robert Smith sur un autre album tourmenté "Pornography" : “I must fight this sickness/Find a cure/I must fight this sickness…” Aujourd'hui, est-ce que tu penses avoir définitivement trouvé cette “cure” ?
Le mot cure suppose un rétablissement complet or, comme je l'ai dit plus haut, en psychiatrie, il est difficile de parler de rémission totale. Les différentes thérapies nous apprennent davantage à accepter la maladie, à vivre avec, du mieux possible, d'avoir une certaine résilience comme dirait le célèbre psychiatre Boris Cyrulnik. Nous pouvons vivre correctement tant qu'on a de l'appétit pour certaines choses et que l'on trouve le meilleur moyen d'exprimer ses craintes et ses douleurs...

Pourquoi avoir choisi l'Euphrate au détriment du Tigre pour ce voyage au long cours ?
C'est vrai que j'aurais pu choisir le Tigre tout autant que l'Euphrate, les deux fleuves sont jumeaux et représentent tous deux le berceau de la civilisation... Euphrates sonne mieux en anglais je trouve. Et puis il y a aussi la chanson des
Pixies !
Comment as-tu réussi à réunir plusieurs musiciens sur ce projet qui était le tien ? Était-ce aisé de leur transmettre tes retours d'émotion en particulier au multi-instrumentiste et producteur Sébastien Caviggia? Avez-vous enregistré cet album d'une seule traite ou avez-vous commis quelques retouches ?
Une fois de plus, Lewis a été très important dans ce processus. C'est lui qui m'a présenté Sébastien Caviggia qui est le producteur de l'album mais qui a aussi pas mal enregistré. Seb est un excellent producteur qui comprenait très facilement où je voulais en venir, ses propositions m'ont beaucoup aidé et c'est également un excellent arrangeur, si j'ai composé et écrit l'entièreté de l'album, je dirais que nous l'avons fabriqué vraiment à deux ! Si certains lecteurs habitent la région de Marseille, je leur recommande d'ailleurs son studio à La Ciotat : Le Cri de la Tarente, vous ne serez pas déçus ! Après j'ai voulu avoir en
guests mes amis Lewis et Tristan Reuther, un autre musicien de talent qui a un super groupe :
The Ape Shuffles. Amoureux des voix féminines (surtout de
Kate Bush), j'ai voulu que Linda Danao, une très bonne chanteuse de nationalité anglaise, vienne poser sa voix sur les deux premiers titres. Nous avons enregistré l'album en deux sessions, une directement à ma sortie de la clinique, en janvier 2021, pour les deux premiers titres et une autre session en septembre 2021 pour les autres morceaux.
Est-ce que l'écriture des paroles n'a pas été trop douloureuse ? Pourquoi avoir choisi la langue anglaise ?
Non au contraire, l'écriture des ces paroles a été très bénéfique pour moi ! Vulgairement, ça permet de vider son sac ! Les paroles de 'Gathering the Waves', notamment sont pleines de colère et de douleurs, elles expriment une certaine violence, avec les allégories de l'empire romain et de tout le coté dionysiaque. La colère et la violence sont à la base de toutes les chansons engagées et même si ces chansons parlent de moi, elles sont, d'une certaine manière, engagées, elles sont le symptôme de notre société occidentale moderne... J'ai choisi l'anglais parce que, lorsque je m'exprime en chanson, les images, les métaphores et les différents niveaux de lecture sont plus faciles pour moi à exprimer dans cette langue. En réalité, je trouve que l'anglais est une langue « pratique » pour exprimer un maximum de choses en un minimum de mots, en tout cas, c'est comme ça que je le ressens... et puis j'adore cette langue, j'adore William Blake à qui j'ai sans doute emprunté son mysticisme halluciné.
Comment as-tu conçu la pochette ? Celle-ci montre un paysage apaisant, rayonnant de plusieurs couleurs. Sur l'herbe, on remarque le signe infini. Une façon de retrouver un nouvel Eden pour une durée définitive après la thérapie originelle ?
C'est ma compagne Anaïs Aledo qui a conçu les deux images de la pochette, sur mes idées et mes directives. Il y a bien sûr l'idée du paradis perdu dans l'image de ce symbole qui représente un âge d'or intemporel dont je parle dans 'Gathering The Waves' et 'Every Single Grain Of Sand Has A Mass'. Le derrière de la pochette montre un sablier sur une mer agitée, cela représente davantage le voyage dans l'espace temps que l'on peut tordre à l'envie, on peut effectuer ce voyage dans le sens que l'on veut...
L'auditeur se sent pris par une vague émotionnelle et glisse sur les eaux tantôt placides, tantôt agitées de cet album. Avais-tu prévu à l'origine, comme le nom de votre groupe l'indique, l'idée du voyage initiatique, c'est-à-dire que l'évolution de l'album nous permet de partir d'un point A et d'arriver à un point B ?
Tout à fait ! Cet album est conçu comme un voyage mais le fleuve représente davantage le temps qui s'écoule. Les nombreuses analogies de l'eau sont très importantes, elles permettent de faire ressentir ces torsions, ces remous du temps qui passent. Il y a plusieurs temporalités qui s'imbriquent dans cet album. Il y a la physique classique et il y a la physique quantique dans laquelle le temps n'existe plus... J'aime l'idée que ces morceaux sont quantiques dans un sens également, beaucoup de choses s'imbriquent les unes dans les autres et les interprétations sont multiples. Plus trivialement, les deux premiers morceaux représentent l'âge d'or, le passé sans âge, 'Colours of Grey' et 'I Beg Your Pray' représentent le présent qui n'est qu'une illusion et 'Trans' représente un avenir incertain et angoissé.
Une voix féminine et des clochettes viennent soutenir le chant assez écorché sur le mélancolique point de départ 'Gathering The Waves', voulais-tu comme un peintre ajouter un peu de lumière à une toile sombre ? Est-ce que cette madame Danao pourrait intégrer définitivement le groupe ?
L'analogie avec la peinture est très intéressante ! En effet, composer et enregistrer un morceau, c'est un peu mettre différentes couches. Le timbre d'un instrument, c'est sa couleur ! Je voulais que Linda vienne poser sa voix assez sensuelle car je trouvais que sa voix allait très bien avec l'ambiance de ces morceaux. Pour le groupe, aucun des
guests n'en fera partie ; je cherche actuellement d'autres musiciens de talent pour pouvoir faire vivre ces morceaux sur scène.
On peut entendre deux cris primaux sur l'intro saturée et pendant le morceau, était-ce volontaire d'introduire ce cri primal sur ce premier titre pour marquer le début du parcours ?
Au début de 'Gathering The Waves', j'ai choisi de mettre le son du portail de la clinique qui se ferme pour instaurer un climat angoissant assez tendu... On peut noter que l'album commence par une cacophonie, c'est une manière d'annoncer l'état de confusion qui sera celui du voyageur. Ensuite le cri avant le dernier refrain, est une autre manière de faire entendre la douleur mais aussi la détermination du voyageur. Encore une fois, cette chanson exprime surtout la douleur, la colère et la violence que cela suppose.
La guitare occupe une place prépondérante sur ce morceau, on la suit même en fin de morceau lorsque celle-ci semble en pleine déshérence, est-ce qu'à l'origine ce morceau était censé durer plus longtemps ? As-tu des velléités plus instrumentales, progressives ?
Oui, ma musique est pour l'instant surtout construite autour de la guitare. Même si je maîtrise pas mal d'instruments, la guitare reste mon instrument principal. J'essaie surtout de créer des mélodies cohérentes, simples mais envoûtantes et efficaces, un peu comme mon idole David Gilmour, même si je n'ai pas la prétention de faire aussi bien que lui... Non, le morceau est déjà assez long comme ça ! En plus, en vérité, ce n'est pas le morceau le plus long de l'album puisque si on considère les deux parties de Trans, ça fait un morceau de plus de douze minutes ! Donc oui, j'ai des velléités plus instrumentales et progressives ! J'aime aussi beaucoup le synthé qui peut être un outil et générer des pistes de réflexion intéressantes pour l'avenir de ma musique...
'Every Single Grain Of Sand Has A Mass' se sépare en plusieurs bras qui finissent par rejoindre le cours principal. Cette construction labyrinthique et ambitieuse pouvait-elle illustrer l'idée dégagée par le titre ?
C'est l'une des interprétations possibles du morceau... J'aime à penser que je laisse une certaine part à l'inconscient lorsque j'écris, c'est peut être l'interprétation quantique du morceau, mon idée de départ étant plutôt de faire une analogie entre la théorie de la relativité d'Einstein et mon rapport à l'amour : une masse gigantesque et impossible à appréhender pour une poussière insignifiante...
On note quelques sonorités asiatiques ou arabisantes sur 'Trans Part I', est-ce que celles-ci pourraient être un peu plus poussées par la suite de tes croisières sur l'Euphrate ?
Là encore, certaines inspirations peuvent se manifester à un niveau inconscient. Cependant, il est évident que pour être un bon
songwriter, il faut être curieux et s'intéresser à diverses musiques ! C'est pour cela que je n'aime pas quand on me demande quel genre de musique je fais, c'est tellement réducteur de mettre une étiquette ! Alors oui, de la même manière que les
Beatles qui ont intégré de la musique indienne à leurs morceaux, je peux m'inspirer aussi bien de la culture asiatique (que j'aime beaucoup) que du flamenco d'Andalousie ou de sonorités arabisantes assez proches.
L'album est assez pesant et sombre mais sans être plombant, comment as-tu réussi à doser ces émotions à fleur de peau ?
Il est évident que les paroles sont assez sombres puisqu'elles traitent d'un problème grave sans vraiment apporter de réponse définitive. Cette noirceur est contrebalancée bien souvent par la musique qui peut être assez « joyeuse ». Quand elle ne l'est pas, je m'efforce de construire une véritable mélodie qui puisse capter toute l'attention de l'auditeur. Pour moi, la mélodie doit, comme les paroles, être vectrice d'émotions.
Les paroles sont assez sombres puisqu'elles traitent d'un problème grave sans vraiment apporter de réponse définitive.
'Colors Of Grey' joue de forces contraires en puissance, une force tranquille avec la batterie et le chant allié au gentil chaos apporté par la guitare. 'I Beg Your Pray' est également tourné vers le ciel, mais cette fois-ci la guitare est apaisée et apaisante, comme s'il y avait une progression entre les deux titres ?
Comme je l'ai dit plus haut, ces deux morceaux représentent le présent confus et incompréhensible. 'Colours Of Grey' est plus métaphorique et plus aérienne dans la musique. C'est dû au fait que la guitare sonne comme un synthé dans ce morceau. 'I Beg Your Pray' a la même signification mais elle est un peu plus triviale et décrit de manière un peu plus factuelle le quotidien d'un malade sous traitement. La progression entre les deux pourrait être celle de la lucidité peu à peu retrouvée.
'Trans' a été découpé en deux plages, était-ce une façon de montrer le chemin parcouru entre les deux ?
'Trans' est le morceau qui traite d'un avenir incertain fait d'algorithmes et de transhumanisme mégalomane donc, dans la trame, c'est le dernier morceau de l'album mais j'ai voulu, en le coupant en deux, donner un avant-goût dès la fin de la première face. D'un point de vue mélodique, cela m'est apparu comme la meilleure chose à faire.
'Trans Part II' est en tout cas le morceau de choix de l'album et ce qui se rapproche le plus du rock progressif, une très bonne conclusion. On prend d'abord un départ tranquille avant que le fleuve se déchaîne à coups de batterie et nous submerge sous une lame de fond de notes de guitare plus dure et une voix plus rude. Seul le clavier apporte une bouée à laquelle se raccrocher. Ce morceau est-il écrit comme une catharsis ? N'était-ce pas risqué de faire chavirer ton embarcation au moment d'arriver à bon port ?
Clairement, Trans Part II, de par sa position finale doit constituer un vrai climax en termes d'intensité. Tout l'album est une espèce de catharsis. Alors le dernier morceau constitue le climax de la catharsis ! La fin de l'album n'est pas la fin du voyage : le voyage continue et le sentiment dominant est ici l'incertitude. Donc l'embarcation est appelée à continuer son voyage au gré des remous !
As-tu déjà commencé à travailler sur un nouveau voyage ?
Oui, bien sûr ! Je suis en train de reprendre la structure de l'album que j'avais prévu de faire avant mon hospitalisation. Je n'en dévoilerai rien ici bien sûr (rires). Tout ce que je peux dire, c'est que ce nouvel opus continuera à explorer certaines des thématiques qui me sont chères. De plus ce sera une exploration plus approfondie de la violence humaine, trop souvent la réponse à notre société névrosée !
Un dernier mot aux lecteurs de Music Waves ?
Continuez à vous passionner pour la musique ! C'est un art universel et très puissant pour véhiculer à la fois raison et sentiments !