Daniel Jea a beaucoup joué pour les autres avant de se lancer dans une carrière solo. "Se Taire et Écouter'' conclut une trilogie débutée en 2020 par "À l'Instinct à l’Instant" et poursuivie par "En Suspens".
Tu as joué pour d'autres (La Grande Sophie, Saez, Francoise Hardy), qu'est-ce que tu appris au contact de ces artistes et à quel moment, et pourquoi as-tu voulu voler de tes propres ailes ?
J’ai effectivement beaucoup travaillé en tant que guitariste pour d’autres artistes ou groupes. Et bosser au plus près avec eux et elles, que ce soit en studio ou pour du live et en plus dans des styles de musiques assez différents finalement, était à chaque fois super enrichissant artistiquement comme humainement, quant à leur approche de leur pratique de la musique, de la compo et aussi de cette activité en général. Ça m’a aussi beaucoup permis de développer et d’affiner ma capacité d’adaptation et d’écoute sur des projets différents. J’ai depuis toujours composé et fait des titres de mon côté, mais au début j’ai mis du temps à m’assumer dans ce rôle, à acquérir assez de confiance en moi pour passer de
sideman à
frontman! Mon premier album "Exilés Volontaires" sorti en 2010, a mis pas mal de temps à voir le jour, car j’étais aussi dans un excès de précision et de perfection, comme souvent pour un premier album je crois ! Je suis maintenant fort heureusement beaucoup beaucoup plus détendu là-dessus ! Et tout ça ne m’empêche pas d’ailleurs de continuer des collaborations en tant que guitariste avec d’autres, jusqu’à présent j’ai toujours mené en parallèle les deux.
Tu aimais dépoussiérer certaines chansons en leur offrant une nouvelle instrumentation comme sur l'ouverture et la fermeture de "L’Homme d'à Côté" (respectivement 'Intro-Hymne à l'Amour' ainsi que 'Pendant que les Champs Brûlent' de Niagara), était-ce une façon de te rôder à tes débuts et pourquoi n'as-tu pas poursuivi cet exercice intéressant sur les albums suivants ?
Non, pas me rôder. Là en l’occurrence pour cette intro dont tu parles, c’était spécifique à cet album "L’Homme d'à Côté" sorti en 2018 qui était un album enregistré en studio mais en condition live, c’était le set qu’on jouait en concert, justement. Une sorte d’« album live de studio » (rires). Et je voulais l’ouvrir sur cette version instru de 'L’Hymne à l'Amour' comme je la jouais déjà en concert car ça m’amusait ce petit clin d’œil à
Jimi Hendrix - en toute modestie bien évidemment (rires)-, avec sa version de l’hymne américain qui s'attaquait à un symbole représentant les Etats-Unis. Et moi m’attaquant de mon côté à un symbole représentant la France, avec ce titre emblématique d'
Édith Piaf! Et concernant la reprise de
Niagara, pour tout t’avouer, je ne fais quasi jamais de reprises, ni n’ai jamais joué dans des groupes de reprises, mais c’était surtout un petit challenge pour moi de reprendre ce titre que j’aime beaucoup et de l’adapter à ma sauce.
Tes premiers albums sont marqués par un fleuve mélancolique agité, portés par une voix profonde qui peut rappeler parfois Mathieu Boogaerts. Agité parce que l'on retrouve quelques sursauts comme 'À L'Eau', le début de 'En Suspens I', 'Comme Un Arbre', 'Tout Est Mieux'. L'ensemble pourrait être défini comme “acerbe mélancolique”. Est-ce que cela te correspond bien ?
“Acerbe” je ne crois pas non, ou alors juste dans le sens “incisif, acéré”. Mais mélancolique, oui absolument. Particulièrement avec mon premier album "Exilés volontaires" sorti en 2010, je pense. En tout cas je trouve assez jolie comme expression « fleuve mélancolique agité » ! Mais ces dernières années les titres de mes derniers albums sont vraiment moins empreints de mélancolie, pas de manière aussi récurrente tout du moins.
Comment enregistres-tu en studio avec tes deux partenaires ? Est-ce que c'est toi qui décides de tout ou les deux filles peuvent mettre leur grain de sel ? Est-ce que l'on retrouve la même formation que sur les précédents albums sur celui-ci?
Pour cette trilogie d’albums 2020/2021/2022, justement ce qui fait ce triptyque est qu’ils sont réalisés à chaque fois avec la même équipe, les 2 mêmes musiciennes, France Cartigny (claviers, guitare) et Emilie Rambaud (batterie), le même ingénieur du son Stéphane Prin, dans le même studio d’enregistrement, Midilive. Pour ces trois albums, j’ai toujours procédé de la même manière et plutôt beaucoup dans l’urgence : je compose, écris et arrange les morceaux de mon côté, puis on les travaille en répétition en groupe avec France et Emilie pendant quelques jours avant d’entrer en studio, pour préciser, affiner les arrangements ensemble. Et enfin nous allons en studio les enregistrer peu de temps après, dans la foulée, en condition live et en très peu de temps, en 3 jours à chaque fois !
On a parlé du précédent opus comme d'un concept album associé à "A l'Instinct, A l'Instant", est-ce que cet album pourrait être la troisième partie d'une trilogie ?
Oui, tout à fait, c’en est même le concept ! "Se Taire et Écouter" tout juste sorti, est le troisième volet de la trilogie d'albums, après "À l'Instinct à l’Instant" sorti en 2020 et "En Suspens"sorti en 2021. Ces 3 albums font partie d’un tout, d’un ensemble. Cela aurait presque pu être un seul et même long album mais j’ai préféré rester proche de l’instant présent, dans l’urgence du temps qui passe et sortir un album par an. Faire des albums assez courts, avec 8, 9 ou 10 titres max, à chaque fois comme une photographie de l’époque, des signes du temps que je traverse.
Cela aurait presque pu être un seul et même long album mais j’ai préféré
rester proche de l’instant présent, dans l’urgence du temps qui passe
et sortir un album par an.
Le premier morceau 'Lâche' démarre avec une basse cinglante et une batterie en saccades. Est-ce une façon de rompre avec le son des précédents albums en allant directement droit au cœur du sujet ?
En tout cas mon envie était d’ouvrir l’album avec ce titre bien rock, au rythme nerveux et épileptique pour en appuyer le thème des paroles qui lui est très violent : le sexisme, la culture du viol, les violences faites aux femmes.
Tu as un goût pour ajouter des voix sur tes chansons (comme dans 'Non Séparables'). Ici sur ce morceau, nous entendons des voix de femmes victimes harcèlements de tout type. Est-ce qu'il s'agit de vrais témoignages ou ont-ils été écrits "à la manière de" ? Comment as-tu collecté toutes ces données ?
Ce sont absolument de vrais témoignages d’amies, que j’ai enregistrés. Sur les couplets instrumentaux, je voulais ce montage de témoignages de femmes, style micro-trottoir, qui racontent ce qu’est le sexisme pour elles, un vécu personnel, avec une ou des anecdotes. Sur un ton très simple, spontané, et même doux. Rapportant quelque chose qui arrive régulièrement dans leur quotidien, quelque chose de "normal" alors que cela ne devrait absolument pas du tout l’être, et qui est en fait très violent.
On y retrouve des jeux de mots mal/mâle voir lâche (coward en anglais)/ lâche (laisse-tomber) qui aident à faire passer la pilule, mais est-ce qu'il n'y a pas un risque de tomber dans la généralisation en voulant dénoncer un problème légitime?
Je ne crois pas, au contraire. C’est un fait très récurrent, même absolument omniprésent dans la société qui est construite par et pour les hommes. J’en fait juste le constat, en (me) posant cette question sur les refrains : "Où est-ce qu’on a appris à accepter et supporter tout ça?"
On retrouve cet humour sur 'A Deux Doigts', au début on croit entendre 1,2,3. L'effet était voulu pour nous troubler ?
Oui, c’est une sorte de jeu de mot phonétique en quelque sorte ! Ce titre est une parabole sur les êtres humains, les douleurs, l’amour etc... À deux doigts de l'inévitable, on est toujours à deux pas de l'éviter.
Le morceau "Si Tu" se fait un peu plus punk et le rythme vocal est plus rapide. Est-ce une façon d'aller plus vite que la musique pour donner à ton message un caractère urgent ?
Absolument ! Le rythme débridé du morceau est là pour asseoir, renforcer cette réflexion faite dans le texte autour des différences construites dans la société entre les hommes et les femmes. Sur cet ensemble de rôles et de fonctions qui sont imposés aux femmes et aux hommes, sur le sexisme institutionnalisé, synonyme de discrimination et de violence. En se posant des questions du point de vue d'une femme puis du point de vue d’un homme.
'Bitume' se fait énervé et urbain avec un petit clin d’œil à l' 'Antisocial' de Trust (la façon de dire “Écraser des gens”). Trust étant également très engagé dans ses paroles, est-ce que ce groupe est une référence à tes oreilles ?
Ahah je suis ravi que tu relèves cette petite précision du texte ! Effectivement c’est une sorte de clin d’œil hommage à ce titre de
Trust, mais réellement fait inconsciemment au départ, lorsque je l’ai écrit... Je ne m’en suis rendu compte qu’après, assez vite certes, mais après quand même! Ce groupe n’est pas une référence particulière pour moi mais c’est malgré tout un des tous premiers groupes de rock que j’ai entendus et écoutés quand j’étais enfant, alors ça laisse des traces!
Dans quel état es-tu avant de passer derrière le micro ? Ce qui se passe de l'autre côté de ta fenêtre semble t'inspirer pour les paroles (le confinement, la crise du COVID). Qu'est-ce qui aujourd'hui te révolte ?
Je pense être plutôt quelqu’un de posé et de positif, qui cherche à vouloir voir le verre à moitié rempli plutôt que demi-vide mais il y a vraiment de la place pour la révolte par les temps qui courent. Et ce depuis bien des années d’ailleurs. Ça ne va pas du tout en s’arrangeant, entre l’avilissement de la société, des politiques comme de la politique, avec la situation écologique absolument catastrophique, avec l’Europe qui « s’extrême-droitise » lentement mais sûrement etc. Toute cette actualité super violente n’est pas vraiment réjouissante, il y a vraiment de quoi s’inquiéter et se révolter, c’est sûr …
La deuxième partie de l'album retrouve la mélancolie pressante des précédents opus. 'Se Taire et Écouter', comme son nom l'indique est un quasi instrumental. Malgré quelques larsens et sons distordus, le morceau est reposant en partie grâce aux errements bénéfiques et relaxants de la guitare ainsi que des mélopées féminines de mesdames Cartigny et Rambaud, une façon de dire que la réflexion et le travail sur soi-même et l'écoute de l'autre nous permettront d'avancer?
Tout à fait. C’est un moment d’apaisement voulu, de calme et de réflexion intérieure. Cet instrumental, qui donne son nom à l’album, "Se Taire et Écouter", est d’abord un message pour moi-même. J’entends ça souvent ça lorsqu’est dénoncé par les femmes le patriarcat, ce système de domination masculine si prédominant. Et je trouve ça très pertinent pour aider à être vigilant face aux signes de la masculinité dominante. Mais aussi on peut voir ce titre 'Se Taire Et Écouter' tout simplement comme un slogan, de manière très premier degré : comme une invitation à se poser et à prendre le temps d’écouter les musiques de cet album, à notre époque où tout va et passe si vite.
Ce morceau est un peu le successeur de la trilogie 'En Suspens' du précédent album. Mais pourquoi avoir dépecé 'En Suspens' en trois parties quasi semblables ?
L’album "En Suspens" sorti en 2021 est un album concept qui s’articule autour du thème de la violence et de la verticalité des pouvoirs, et qui retrace la période de la crise sanitaire en France à partir de mars 2020, période où l’on a vu apparaître de façon explicite un grand nombre de dérives et d’abus de la part des gouvernants. Et cet album est entrecoupé de 3 parties, 3 titres instrumentaux : 'En Suspens I', 'En Suspens II' et 'En Suspens III', qui chacun représentent et imagent les 3 confinements en France. Avec pour chacun le nombre de jours énumérés.
Après cette pause nécessaire, 'Vu D'Ici' semble déchargé de la lourdeur après 'Se Taire Et Ecouter'. Le refrain est énergique mais nous restons dans cette atmosphère apaisée que nous retrouvons sur la ballade aérienne 'La Rengaine'. Est-ce qu'il y a une dimension initiatique dans ton album, à savoir qu'il faut passer par la violence pour pouvoir trouver la paix ? (Métaphoriquement parlant)
Je ne sais pas s’il faut en passer par là … je n’irais peut-être pas jusque-là mais il est certain que je suis très souvent traversé intérieurement par ces deux états ! Et l’album est volontairement partagé en 2 parties : une première dénonciatrice, très rock, énergique, violente, puis une seconde plus apaisée et plus douce, avec au milieu cette longue pause instrumentale, qui donne son nom à l’album.
'L'Infini' est une espèce de ballade orageuse hors du temps, où on a l'impression que tu fixes l'auditeur entre les deux oreilles pour lui livrer tes propos prophétiques et sentencieux. Est-ce une façon de dire que tu te livres intimement sans parachute aucun pour garder une forte impression en fin de parcours de l'album?
Effectivement, ce titre est une déclaration d’amour chuchotée au creux de l'oreille, quelque chose de très intime, oui. En fait c’est un hymne à l’amour pour clôturer l’album et aussi pour clôturer cette trilogie d’albums 2020/2021/2022. Pour boucler la boucle, le thème principal de l’album de 2020 "A l'Instinct, A l'Instant" étant l’ode à l’amour. Et on peut même entendre des clins d’œil références aux 2 albums précédents dans le texte de 'L’infini'. Ode à cet amour donc, que l’on veut sans limite, comme le temps qui passe au travers et qui ne s’arrête jamais, et qui monte en puissance progressivement.
Comment vas-tu défendre cet album sur scène ?
En trio, avec mes amies musiciennes, France et Emilie, qui ont enregistré avec moi ces trois albums, durant ces trois années passées. Dans une formule power trio rock ! Emilie à la batterie et aux chœurs, France à la guitare, aux claviers et aux chœurs, et moi à la guitare et au chant !
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
On reprend progressivement, lentement mais sûrement, la scène, les concerts, après ces 2 années terribles sans live. Et on a vraiment hâte de se s’y remettre de plus en plus, si on le peut autant que possible, c’est tout ce que l’on nous souhaite en ce moment. Et pour aussi ainsi pouvoir rencontrer vos lecteurs en vrai dans une salle peut-être ! On l’espère en tout cas !