Depuis notre première rencontre en 2017 à l'occasion de la sortie de "Devil's Fine", le succès de l'OVNI Zeal & Ardor n'a cessé de croître pour désormais être clairement reconnu et identifié sur l'échiquier metal international au gré de ses explorations musicales d'album en album. Pour le dernier en date "Grief" plus ecléctique que jamais, Manuel Gagneux et désormais sa bande poursuivent leur diversification quitte à destabiliser leur public...
C’est déjà la troisième fois qu’on se rencontre…
Manuel Gagneux : Putain, oui… et on va continuer (Rires)…
...
Et ce nouvel album "Greif" est pour la première fois dans la carrière de Zeal & Ardor un album collaboratif avec tous les membres du groupe. Évolution ou révolution ?
Tiziano Volante : Une régression (Rires) ! C'est une évolution très naturelle, qui a impliqué beaucoup de confiance entre nous sur tous les aspects. Mais on avait déjà eu une histoire avant cet album, on est de plus en plus proches, on se connait de mieux en mieux, on sait ce que chacun aime ou n’aime pas et on continue d’apprendre et de se faire comprendre.
Il faut surtout d'admettre que ça sonne mieux avec plus de gens
Comment gère-t-on une telle évolution quand on est un obsédé du contrôle comme toi et partager ainsi son "bébé" ?
Manuel : En fait, il faut surtout d'admettre que ça sonne mieux avec plus de gens (Sourire). Et en termes d’évolution personnelle, je pense que c'est une bonne décision.
Est-ce aussi une manière de fidéliser les membres du groupe autour du projet ?
Manuel : Oui, c'est un syndrome de Stockholm (Rires) ! Non, je dirais que c'est désormais un bébé collaboratif, ce n'est plus mon bébé mais le nôtre. Et je pense que ça fait sens que chaque aspect du groupe soit représenté de cette manière.
Mais en 2018 tu avais dit : "Non ! Au début, j’ai eu un peu peur mais ce sont des amis et ils ont immédiatement cerné le concept et l’ont adopté très rapidement". Avais-tu déjà en tête ce partage que Zeal & Ardor devienne un groupe ?
Manuel : Non, pas précisément. La seule raison qui a poussé cette évolution c’est qu’on avait besoin de jouer en
live et que je voulais avoir un groupe. Tout était un peu fait
ad hoc, et que ça fonctionne de cette façon est un miracle.
Tiziano : Je dirais qu'un aspect important est qu’il y avait une sorte d'attente avant même l'existence du groupe. Et au lieu de mettre les attentes des autres sur nos épaules, nous avons fait en sorte qu’elles viennent de l'intérieur. En général, nous sommes très critiques question musique en général mais nous sommes également très ouverts à de nouvelles choses. Le fait de mettre ensemble au sein d'un groupe -qui était peut-être plus expérimenté sur tout ce qui concerne le
live- autour d’un cerveau musical studio, nous a permis d’apprendre les uns des autres en essayant que cela fonctionne le plus rapidement possible.
Jusqu’à présent, Zeal & Ardor s’est plutôt construit sur l’histoire des Noirs américains, des esclaves, et du combat contre le racisme. Avec ce nouvel album, la narration se déplace à Bâle avec la symbolique du griffon. Pourquoi ce choix : volonté d’être inattendu ?
Manuel : Non, parce que le griffon -ou le Vogel Greif comme on le dit dans notre ville- est aussi un symbole de rébellion contre les classes, de lutte des classes… Il faut savoir que la ville est divisée en deux parties : une moitié est habitée par la classe ouvrière et l'autre par les bourgeois. Et le griffon est sur le petit côté, à l'arrière de la ville et tourne le dos aux bourgeois. C’est juste une petite tradition mais elle a été créée il y a 800 ans. Historiquement, Bâle a des connexions intéressantes à des choses terribles. Et je dirais que c'est une continuation des sujets que Zeal & Ardor a l’habitude d’aborder.
Malgré tout d’un point de vue esthétique comme musical, pensez-vous que tu avais fait le tour du projet initial et qu’il était temps d’évoluer vers d’autres couleurs musicales ?
Manuel : Je ne pense pas que c'est une fin, c'est plutôt une continuation de ce que j'ai déjà expérimenté. C'est un album très honnête, très direct et pas forcé. Si j'avais écrit plus de chansons dans un style "Zeal & Ardor" dirons-nous, ça n’aurait pas été aussi fascinant pour moi, non, c'est important de rester "frais".
De fait, l’album est globalement moins sombre. Des titres comme ‘Disease’, ‘Thrill’, ‘Sugarcoat’ ont même des couleurs musicales issues du desert rock. Aviez-vous la volonté de surprendre vos fans ?
Tiziano : Nous sommes tous différents dans ce groupe et c’est aussi source de progression très naturelle. Nous venons tous de différents endroits du heavy. C'est super de pouvoir mettre en place toutes ces différentes influences et d'être capables de les faire aller dans différentes directions y compris sur scène. C'est vraiment intéressant pour nous aussi. Ça nous fait aussi plaisir comme artistes.
Je me suis permis de donner plus de couleurs et ça a ouvert plus de fenêtres...
Malgré tout, les fans se retrouveront quand même en terrain connu avec ‘Clawing Out’ et ‘Hide in Shade’. Mais globalement, l’album est beaucoup plus lumineux et vous semblez avoir donné plus d’importance à la mélodie, par exemple sur ‘Fend You Off’, ‘Are You The Only One Now’, ‘Solace’. Êtes-vous d’accord avec ce constat et comment s’est déroulé le processus de composition ?
Manuel : Je me suis permis de donner plus de couleurs et ça a ouvert plus de fenêtres... Mais la procédure reste exactement la même, c'est juste que l'émotionnalité est un spectre plus large désormais : c'est la seule différent.
Certains titres tranchent réellement avec le passé de Zeal & Ardor, du moins au niveau des influences. On pense par exemple à Tool pour le riff de ‘Kilonova’. Est-ce une simple coïncidence ?
Manuel : Ça a un peu l'air un peu similaire mais ce qui est drôle, c'est que j'ai commencé avec l’idée d’une chanson funk (Rires) et puis, j'ai ajouté une distorsion sur la guitare et je me suis
Toolifié (Rires)... Mais c'était une coïncidence.
C’est vraiment intéressant de constater à quel point notre public est diversifié
Il semblerait malgré tout que l’expérimentation est plus que jamais dans l’ADN de Zeal & Ardor ?
Manuel : J’aimerais le croire.
Tiziano : Et en tant que fans de musique, fans de bonnes chansons… peu importe d’où elles viennent. La plupart d’entre nous a grandi en regardant MTV et on a ce spectre. Et c'est vraiment amusant d'être capable d'incorporer ces choses que nous aimons. Dans le genre metal, les barrières ou les phobies de genre peuvent vous épingler. Donc c'est vraiment cool de pouvoir faire en sorte d'avoir un public qui est ouvert pour ces expérimentations et qui prend du plaisir. Je me souviens de la fois à Bâle où on essayait d'organiser des concerts avec des groupes de différents genres et c'était vraiment difficile parce que d'habitude, on a un public pour un groupe et au concert suivant, le groupe et le public change. Le mélange ne prenait pas mais avec ce groupe, c’est vraiment intéressant de constater à quel point notre public est diversifié : des métalleux classiques au père de famille et tout ce qui peut y avoir entre les deux…
Pour ce qui est de la diversité, en 2022, tu as lancé Soft Captain, un duo de yacht rock, dont la musique ensoleillée tranche avec celle de Zeal & Ardor et rappelle la grande époque de Steely Dan et Christopher Cross. Considères-tu ce projet comme une respiration entre deux albums de Zeal & Ardor, ou est-ce simplement pour montrer une fois de plus que tu es souvent là où on ne t’attend pas ?
Manuel : Non, ce n’était une nouvelle fois pas forcé. Samuel et moi avons juste écrit ces chansons avec beaucoup de bière : c’était une blague et juste pour s’amuser…
C’était aussi le début de Zeal & Ardor qui ne devait être qu’une blague…
Manuel : C’est vrai !
Doit-on en conclure…
Manuel : … que ma vie est une blague (Rires) ?
Tiziano : Mais c’est vrai, la vie est une blague !
Manuel : Mais ce n’était pas une respiration conceptuelle. C'était juste quelque chose que nous avions envie de faire à l'époque. C’est tout simplement comme ça que je conçois la musique en général. C'est ce que je me sentais faire à l'époque parce que c’était la chose la plus directe et la plus honnête pour moi à ce moment-là.
Malgré tout, ce type de projet entre deux Zeal & Ardor pourrait être perçu comme un retour aux sources : est-ce le cas ?
Manuel : J'ai tellement de bouffées d’air frais… J'écoute énormément de musique et c’est si éclectique que tout est une bouffée d’air frais : c'est comme un buffet où tu te retrouves avec plein de petits fours différents (Sourire).
Même si ce n’est qu’une blague musicale, je la fais avec une certaine sincérité et avec une émotion authentique
Mais comment as-tu réussi à mettre toutes ces différentes et apparemment inconciliables influences dans une boîte sans que ta musique prête à sourire et soit considérée comme une blague par ton public ?
Manuel : Je ne sais pas. Même si ce n’est qu’une blague musicale, je la fais avec une certaine sincérité et avec une émotion authentique. Et tant que c’est le cas, je pense que ça marche ou tout du moins pour ma part. Et on verra pour cet album. Je ne sais pas si les gens l’aiment ça en tout cas, nous, si…
En 2017, lors de notre première rencontre, tu m’avais dit que : "Ce projet est né en dehors des attentes du public et si je me conforme à ce que pense le public, cela diluera le projet !" Aujourd’hui, ne te conformes-tu pas aux attentes du public en étant inattendu ?
Manuel : C'est une question de Catch-22 (Rires) : il n'y a pas de procédure correcte mais j’ai décidé que ça serait plus satisfaisant pour nous.
Tiziano : Mais les choses bizarres peuvent être prévisibles à un moment donné… C'est vraiment intéressant. Mais finalement, on parle de chansons cool et amusantes où les gens sont invités à s’amuser également.
Lors de cette première interview, tu m’avais également avoué que tu étais convaincu que ta mère devait penser que la musique que tu faisais était de la merde…
Manuel : (Rires) !
… aujourd’hui, tu as sorti quatre albums, tu as fait des scènes immenses… Elle doit être fière de toi-même si elle n’adhère toujours pas à ta musique ?
Manuel : Oui, elle comprend très bien. Quand je lui ai montré le nouvel album, elle m’a encore répondu : "Ok !" mais elle est obligée de me soutenir, c’est ma mère (Rires) ! Mais oui, elle est très fière : j’adore ma mère…
Il n’y aucune chance que j'invente quoi que ce soit parce que tout a été déjà fait
En 2018, tu m’avais dit : "On peut parler de style musical quand il y a plus d’un groupe qui joue ce style ce qui n’est pas le cas aujourd’hui mais peut-être qu’un jour…" As-tu constaté depuis que tu avais créé un style ?
Manuel : Je ne le dirais toujours pas. Je dirais même qu’il n’y aucune chance que j'invente quoi que ce soit parce que tout a été déjà fait. Mais je pense que j'ai créé une sécurité de l’emploi pour nous (Rires) ! On verra mais plus sérieusement, ce n'est pas à nous de répondre à cette question.
On a beaucoup parlé d’inattendu mais qu’attendez-vous de cet album ?
Manuel : Je n'en ai aucune idée. Je n'ai pas vraiment aucune attente. Je veux juste que l’album marche, qu’il soit bien accueilli et que nous puissions continuer.
Nous avons déjà atteint nos rêves et nous les avons même surpassés
Malgré tout, tu as bien constaté qu’à chaque nouvel album, Zeal & Ardor a franchi un palier. Quelle étape pourrait vous faire passer cet album ? En d’autres mots, cet album pourrait-il vous faire atteindre vos rêves ?
Manuel : De mon point de vue, nous avons déjà atteint nos rêves et nous les avons même surpassés. Ça serait arrogant d’avoir des attentes pour cet album : je me tiens donc prêt à être surpris et curieux de ce que les gens en pensent.
Tu as dit avoir surpassé tes rêves : tu as des exemples en tête ?
Manuel : Oui, je n'ai jamais rêvé que nous pourrions jouer de la musique professionnellement autour de la planète...
Tiziano : .. Et jouer aux côtés de groupes qui ont été nos idoles dans notre adolescence. C’est totalement inouï. Et nous essayons juste de bien travailler et monter de bons concerts en espérant que le public va prendre quelque chose de positif de notre art. Ce qui est intéressant malgré tout, c'est qu’on a l'impression d’avoir atteint l'audience que nous voulions sachant que ce n’était pas gagné d’avance… C’est quelque chose que nous espérions bien sûr, mais ce n'était pas quelque chose de garanti.
Ce n’était effectivement pas gagné mais au bout de quatre albums vous avez su créer cette marque de fabrique Zeal & Ardor tout en réussissant à la rafraîchir comme sur cet album en atteste…
Manuel : Oui je ne pense pas qu’il puisse en être autrement : je ne pense pas pouvoir écrire une chanson pour Zeal & Ardor sans qu’elle ait cette marque de fabrique. Finalement, c'est une qualité mais si j'avais dû écrire pour d'autres groupes, ça serait assez compliqué (Rires) !
Tiziano : Finalement, tant que tu auras la voix de Manuel : tu auras cette marque de fabrique un peu… folle où tu te dis : "Ah, c'est Manuel Gagneux ! Merde !" (Rires)
Et tous les lecteurs de Music Waves savent désormais que tu as également la voix de Donald Fagen ou Christopher Cross… Merci.
Manuel : (Rires) (en français dans le texte) "Merci à toi"
Tiziano : Merci.
Et merci à Newf pour sa contribution...