En 1969, les Beatles savent qu’ils vont se séparer. Ils viennent d’enregistrer 'Let it Be', en réalité un morceau assez bâclé et qui a demandé des trésors d’imagination aux ingénieurs du son pour arriver à sortir un résultat exploitable. Ce groupe qui a en 7 ans seulement révolutionné la musique, qui est parti du rock n’roll basique, l’a fait évoluer au gré de tournées épuisantes, ce groupe qui a été obligé d’abandonner la scène en 1966, victime d’un succès par trop envahissant mais qui a su faire encore évoluer sa musique en studio, ce groupe ne peut pas se séparer sans livrer une œuvre ultime, un condensé de tout son savoir-faire. Les quatre garçons se retrouvent donc dans l’été 1969 aux studios d’Abbey Road, et vont utiliser pour partie des chansons écrites en 1968 pendant les sessions de l’album blanc.
Techniquement, les Beatles disposent du meilleur équipement du moment : Abbey Road est le premier album enregistré en 8 pistes, et on entend sur certains titres (Maxwell’s Siver Hammer et Because, par exemple), un des premiers sons de synthétiseur (un Moog tenu par George Harrison). Musicalement, les Beatles ont progressivement fait dériver le rock ‘n roll de leurs débuts vers une pop sophistiquée, en intégrant des apports blues, folk, orchestraux, world-music (le terme n’existait pas à l’époque), classiques, jazz, etc ... Depuis "Sgt Pepper’s", le travail réalisé en studio leur a permis de progresser tous azimuts, avec un succès et une estime grandissants. Ils cumulent les réussites : en 1969, ils ont vendu 300 millions d’albums (et un peu plus d’un milliard, tous supports confondus, à ce jour ...). Qu’attendre donc de cet "Abbey Road" : une collection de tubes ou une nouvelle ouverture musicale ?
Les deux ! La face A du vinyle est bien une collection de hits, chacun y allant de sa composition marquante : Octopus’s Garden pour Ringo, Oh, Darling + Maxwell’s Silver Hammer pour Paul, Come Together + I want You pour John, et Something pour George (le seul titre d’Harrison qui gagnera la première place des charts avec les Beatles). Cette première partie est une démonstration de savoir-faire d’un groupe qui n’a rien a prouver de ce côté.
La Face B s’ouvre sur Here Comes the Sun, signé Harrison, et l’auditeur pourrait se dire que la nouveauté n’est pas au rendez-vous. Nous évoluons toujours dans une pop haut de gamme terriblement efficace et remarquablement calibrée. Et puis voilà Because, avec ses harmonies à 9 voix, plaquées sur un accompagnement quasi-classique (n’était le Moog de George ...), et là, le groupe rappelle qu’il est un des meilleurs compositeurs d’harmonies, notamment vocales.
A partir de You Never Give Me your Money, s’ouvre ce que d’aucuns ont appelé le Medley. Cette combinaison de titres, certains longs de quelques dizaines de secondes à peine, va durer 16 minutes et inaugure une nouvelle manière d’enchaîner les thèmes musicaux. La cohésion apportée à l’ensemble, l’efficacité des breaks (l’entrée de She Came into the Bathroom Window ! ), la reprise de thème vers la fin, l’utilisation des instruments (les solos enchaînés de guitare par Paul, George puis John dans The End : étonnant de modernité ! ), tout concourt à faire de cet étourdissant tourbillon une des premières structures progressives jamais jouées. La conclusion orchestrale est une pure splendeur, achevant de clouer l’auditeur.
On reste pantois devant une telle unité d’ensemble, alors que le groupe était sur le point de se séparer, et en proie à de graves dissensions internes. Un tel accomplissement à la fin d’une carrière, et qui ouvre de nouveaux horizons musicaux, ne peut porter qu’un seul nom : chef d’œuvre.